mardi 21 octobre 2008

Le muwashshah: Persistance et évolution d’un genre poétique








Les origines

Le tawshîh est un nouvel art poétique qui est apparu en Espagne musulmane vers la fin du 4e / 9e siècle . Après la rupture politique d’al-Andalus avec le Mashriq et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, le muwashshah allait constituer, une sorte de déclaration d’indépendance sur le plan littéraire. Malgré les réticences des lettrés de l’establishment de l’époque, ce genre de poésie allait connaître un développement important. Il finit par devenir le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh constitue la signature originale d’une civilisation qui est parvenue, à un moment de son histoire, à réaliser la synthèse heureuse de sensibilités aussi riches que diverses : arabe, ibère et berbère.

Le véritable développement du muwashshah s’est produit sous le règne des Mulûk al-Tawâ’if (1031/ 1091). La dynastie omeyyade perd alors son unité et le royaume sombre en 1027. En 1031, le pays est divisé en une trentaine de provinces plus ou moins indépendantes. Celles-ci, par le biais du système du mécénat, permirent l’éclosion de talents qui donnèrent à l’art poétique en Espagne ses lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasida traditionnelle que dans celui du muwashshah.

Expansion et transmission

Inventé dans la Péninsule ibérique, le muwashshah commença, dès le 12esiècle, à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghrib voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Ceci fut permis par l’amplification du mouvement migratoire qui poussa des lettrés andalous à quitter al-Andalus pour l’Orient à la quête du savoir, de la fortune ou pour accomplir le Pèlerinage rituel à La Mecque.
Le muwashshah fut d’autant plus facilement répandu qu’il arriva, dans ces nouvelles contrées, habillé le plus souvent de mélodies envoûtantes appartenant au répertoire musical andalou, celui des nawbât mises au point par Ziryâb et développées par ses successeurs. Quand il quitta al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche : le zadjal . C’est dans cette forme de poésie, plus populaire dans son expression, que s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton.

Boudé lors de son apparition en Espagne musulmane, le nouveau genre poétique trouva dans ses nouvelles patries d’élection de solides défenseurs . Le plus célèbre d’entre eux fut, sans conteste, Ibn Sanâ’ al-Mulk . C’est grâce à lui que les muwashshahât furent connues et imitées dans toutes les provinces en Orient. Il eut des émules tant en Syrie ou en Irak qu’au Yémen. La tradition se maintient jusqu’à nos jours dans les milieux des poètes arabes. De très nombreuses pièces furent composées de manière régulière au cours des siècles comme en témoignent de nombreuses anthologies . Dans celle d’al-Dulaymî on peut trouver un choix de poèmes appartenant à une trentaine de poètes entre la fin du 18e siècle et le milieu des années soixante-dix. Cependant, il est plus que probable qu’une grande partie de ce patrimoine littéraire a été perdue. D’abord, le muwashshah a souvent été transmis oralement ; ensuite, pour des raisons exposées ci-après, les poèmes de ce genre ont trouvé refuge dans les livrets privés de musiciens très peu enclin à les diffuser en dehors de leurs cercles restreints.


Evolution du genre

Pour ces raisons, l’étude de l’évolution de ce genre ne peut être que partielle. Elle se fonde sur les quelques recueils qui nous sont parvenus. Toutefois, quelques observations importantes peuvent être déjà avancées.

Les poèmes composés depuis la fin du XVIIIe siècle présentent toujours le même aspect formel qui distingua les muwashshahât des qasâ’id traditionnelles. Les poètes continuent à respecter l’alternance des rimes et l’organisation sémantique de la strophe. La structure de ce genre de poésie est un critère fondamental de son identité. Les auteurs d’anthologies classent toujours les muwashshahât dans un chapitre particulier sans mention du registre thématique. Cependant, on ne distingue plus le muwashshah du zadjal comme si leur parenté formelle rendait insignifiant le critère qui les différencie : l’usage de l’arabe littéral ( fusha ) pour le premier et arabe populaire (‘ammiyya ) pour le second.

Le respect des règles formelles de composition n’empêchent pas toutefois les auteurs des deux derniers siècles de s’éloigner de leurs prédécesseurs sur de nombreux points. Des différences importantes avec les modèles médiévaux peuvent être constatés.

Au Maghreb notamment, il apparaît clairement que ce sont des poèmes composés uniquement pour être chantés. Les principales anthologies de muwashshahât sont en réalité des livrets destinés aux musiciens pratiquant la musique arabo-andalouse. Le classement des textes suit une logique musicale. Les poèmes, la plupart du temps anonymes, sont toujours présentés dans le chapitre réservé au mode dans lequel ils sont interprétés.
Ils sont désormais plus courts et comportent rarement plus de trois strophes au lieu de cinq comme ce fut le cas à l’origine. L’espace du poème correspond au besoin du chanteur. Dans la nawba andalouse, chacun des mouvements comporte, dans sa partie vocale, un chant comprenant généralement deux mélodies. Ceci coïncide avec l’organisation de la strophe en deux segments : le ghusn et le qufl.
En Orient, le muwashshah se compose souvent de plus de cinq strophes, certains poèmes en comptent jusqu’à quinze. L’extension de l’espace d’expression permet de supposer que ces pièces ont plus été composées pour être déclamées que pour être chantées, sauf pour celles qui appartiennent au registre sacré. Ce faisant, on renoue ainsi avec la tradition qui veut que les premières muwashshahât ont été composées autant pour être lues que pour être interprétées par des chanteurs.

Sur le plan thématique, la situation est différente selon les régions. Les anthologies marocaines ou algériennes continuent à respecter l’esprit des washshâhûn médiévaux. La quasi-totalité des poèmes appartiennent aux genres amoureux et/ou bachiques. Les panégyriques ne se trouvent que dans les pièces appartenant au registre sacré ( djidd ) : ce sont des louanges (madîh) adressées au Prophète. Quant aux thrènes, (rithâ’) ils sont totalement absents de toutes les compositions tardives. On ne chante que les joies ou les peines d’amour, la mort étant bannie de l’univers musical et festif de la nawba.

En Orient, par contre, le muwashshah sert parfois de support aux sentiments nationalistes et aux considérations religieuses et métaphysiques. De nombreux auteurs, irakiens notamment, n’ont gardé de ce genre de poésie que sa structure strophique. A mille lieues de l’esprit de leurs lointains prédécesseurs, ils font ainsi entrer le muwashshah de plain-pied dans la poésie engagée et philosophique. De ce fait, le style et le registre linguistique s’en ressentent. Les poètes irakiens, par exemple, utilisent un vocabulaire plus recherché bannissant tout recours à la langue populaire même dans la khardja . Le muwashshah, devenu plus « sérieux », perd ainsi son « âme ». Des poètes soufis comme al-Shushtarî ou Ibn ‘Arabî avaient bien utilisé auparavant la poésie strophique pour traiter des sujets spirituels, mais ils étaient restés fidèles à l’esprit des pionniers du genre. Ils ne s’étaient pas contentés d’emprunter « l’enveloppe » muwashshah, mais surtout le style et même le lexique amoureux et bachique auquel ils avaient su imprimer une véritable alchimie.

Mais au Machrek comme au Maghreb, le muwashshah continue toujours de séduire parce qu’il reste un genre vivant grâce à la musique qui le véhicule. Ceci est tellement vrai que le nom du muwashshah désigne en Syrie et au Liban le genre musical qui l’utilise. Poésie et musique se trouvent ainsi plus étroitement liées qu’elles ne l’étaient à l’époque médiévale en Espagne musulmane.

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