dimanche 13 janvier 2013

La Plume, la Voix et le Plectre : 3e partie


De la qasîda au zajal

Les poètes andalous ont mis un certain temps avant de se libérer de la tutelle de Damas et de Bagdad. Ils ont d’abord commencé à imiter leurs illustres pairs orientaux comme ‘Umar B. Rabî’a, al-Mutanabbî ou Abù Nuwâs avant d’affirmer leur propre identité. Les Andalous ont senti ensuite la nécessité de se doter, après trois siècles d’histoire, d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités de leur identité particulière. Une fois ce processus enclenché, les poètes andalous ont « revisité » tous les thèmes traditionnels de la poésie en les marquant de l’empreinte d’une société multiethnique et multiculturelle.

Le muwashshah devint ainsi le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh est incontestablement la signature originale d’une civilisation qui est parvenue - à un moment de son histoire- à réaliser la synthèse heureuse des diverses sensibilités qui se côtoyaient alors: ibère, arabe et berbère.

 
Les premières générations de compositeurs et interprètes andalous utilisaient des poèmes appartenant au genre qasîda lors des “concerts“ donnés dans les cours princières andalouses. Nous ne savons pas à partir de quelle date ils se servirent de ces poèmes d’un genre nouveau appelés muwashshah et zajal. Ce qui est sûr, c’est que la poésie strophique n’est apparue, au plus tôt, en Espagne musulmane, qu’à la fin du 10e  siècle. Même s’ils ont été, comme on le pense, composés dès le départ en vue d’être chantés, le muwashshah et le zajal n’ont pu se substituer à la qasida que progressivement sur une période dont nous ignorons l’étendue.

Mais ce qui est frappant, c’est que le répertoire musical andalou-maghrébin, en vigueur au moins depuis le 17e siècle, n’utilise quasiment que des poèmes strophiques. Le recours à la qasîda classique n’intervient que dans ces improvisations vocales, sorte de mélopées non rythmées, appelées mawwâl dans la ‘âla marocaine et istikhbâr dans la san‘â algérienne ou le malouf  tunisien. Pour cette raison, la nawba, héritée des Andalous de la période médiévale et remaniée par des générations de maîtres au Maghreb, est indissociablement liée à la poésie strophique.

Outre ce constat que peut faire tout amateur de musique andalouse, il convient de se poser la question de savoir pourquoi cette musique et cette poésie se sont adaptées l’une à l’autre au point de devenir inséparables. Nous pensons qu’il y a plusieurs raisons à cela comme nous allons le montrer.

D’abord, du point de vue métrique et structurel, la qasida est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtâr). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr) qui reste le même tout le long du poème. Avec le muwashshah, les poètes andalous ont inventé l’alternance des rimes et des mètres. Par ailleurs, leurs poèmes s’organisent désormais en séquences strophiques. Celles-ci comprennent chacune deux sous-unités ghusn et qufl dont la  structure  métrique  peut être différente. Elles comportent très souvent un nombre inégal de pieds même s’ils relèvent parfois du même mètre. Un tel agencement répond parfaitement au besoin du chanteur qui, dans la nawba, change de mélodie en passant du ghusn ( les premiers vers de la strophe ) au qufl ( les vers de clôture de la strophe ).
 
Doit-on déduire, en partant de ces faits encore observables aujourd’hui, que le nouveau genre poétique élaboré en Andalousie a été inventé pour répondre à la nécessité de variation/alternance mélodique qui caractérise la nawba? Ou bien faudra t-il se contenter de penser qu’il s’agit d’une rencontre fortuite ? Dans les deux cas de figure, la combinaison de la nouvelle poésie avec le système musical de Ziryâb a donné naissance à un couple inséparable depuis de nombreux siècles.
Ensuite, sur le plan sémantique, la tradition consiste, dans la qasîda, à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit ainsi se suffire à lui-même et comporter un sens complet  même s’il participe, avec ce qui le précède ou ce qui le suit, à une signification plus large. Avec le muwashshah, les poètes andalous vont utiliser un espace plus important pour développer une idée ou un motif en  faisant de la strophe l’unité signifiante minima. Chaque strophe comporte une idée ou un thème qui est désormais développé dans un espace plus étendu.

Sur le plan linguistique, il faudra s’interroger sur la nature ou plus exactement sur le registre de langue utilisé dans les deux genres de poésie. La qasîda composée en langue arabe classique dans un registre souvent très châtié convient surtout aux milieux des lettrés et des aristocrates (la khâssa). Le muwashshah a recours, sauf dans des cas assez rares, à une langue plus accessible même quand il reste dans le registre classique. Mais le plus remarquable c’est qu’il accueille, notamment dans la pointe finale appelée khardja, une séquence en langue parlée proche du petit peuple. Quant au zajal, il est composé quasiment en langue populaire. Est-ce là l’origine de son succès et de sa « victoire » définitive sur la qasîda comme poésie de prédilection dans la nawba andalou-maghrébine ? Nous le pensons très fortement même si nous ne disposons pas de preuves irréfutables.

Sur le plan thématique, les washshâhûn vont abandonner totalement les anciens thèmes bédouins et les clichés qui leur étaient naturellement liés. Délaissant les prouesses parfois purement rhétoriques de leurs pairs orientaux, les poètes andalous exprimèrent dans leurs oeuvres une vision du monde étroitement liée au mode de vie du peuple d’al-Andalus. Celui-ci, forgé dans un mélange culturel et ethnique, loin de l’ancien centre de l’Empire musulman, Bagdad, avait besoin d’une nouvelle forme poétique. Le muwashshah exprima alors de manière plus adéquate le rapport de la population andalouse à la nature et sa joie de vivre dans ce paradis terrestre à propos duquel Ibn Khafadja déclarait :

Gens  d’al-Andalus, c’est Dieu qui a fait votre bonheur
Entre l’ombre et les eaux, les arbres et les rivières,
D’entre tous, ce pays est jardin pour toujours
Si j’avais à choisir, c’est lui que je choisis.
N’ayez crainte après lui, de connaître le Feu
Jamais le Paradis n’ouvrira sur l’Enfer.[1]

Une conception  particulière  des  rapports sociaux -notamment ceux existant entre les hommes et les femmes- voit le jour en Espagne. En littérature s’impose ce qu’on appellera plus tard « l’amour courtois » chez les troubadours provençaux. Il est exposé avec brio par Ibn Hazm dans son Tawq al-Hamâma ce traité sur les relations amoureuses traduit aujourd’hui dans toutes les grandes langues du monde. À la même époque, le muwashshah illustra avec justesse les thèmes de la soumission à l’aimée comme on peut le voir dans cette strophe :

A toi je me soumets, fidèle à nos serments
Et j’accepte mon destin
Sur mon front écrit ;
J’obéis à ta volonté, esclave soumis.[2]

Dès lors, on comprend aisément pourquoi tant les interprètes que les amateurs de la nawba ont préféré ce genre de poésie à la qasîda de facture plus classique et où les thèmes épiques ou tragiques sont toujours dominants.



[1] Ces vers de facture classique et appartenant au genre qasîda sont souvent interprétés dans le prélude appelé istikhbâr.Traduction : Hamdane Hadjadji et André Miquel, Ibn Khafâdja l’Andalou, El-Ouns, Paris, 2002, p.24.
[2] Voir plus loin la traduction complète de ce poème chanté par Beihdja Rahal. Haraqa al-danâ : CD /3. Désormais les extraits tirés du CD accompagnant l’ouvrage seront cités avec cette indication : CD suivi du numéro de la plage.

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