jeudi 26 janvier 2017

Ibn al-Khatib chante l'amour


 
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Nous proposons d’analyser le contenu et l’expression poétique du muwashshah qui commence par :Djâda-ka al-ghaythu idhâ al-ghaythu hamâ…”[1]
Le poète y associe des passages relevant de genres différents -rawdiyya (poésie florale), khamriyya (poésie bachique), et ikhwâniyyât (amitié virile)- mais qui s’interpénètrent de manière cohérente. La muwashshaha s’ouvre sur un prélude amoureux assez long. L’amant y exprime sa souffrance et ses regrets d’une période heureuse, aujourd’hui révolue :

Fî layâlin katamat sirra l-hawâ            bi-l-dudjâ law-lâ shumûsa l-ghurari
Mâla nadjmu l-ka’si fî-hâ wa-hawâ      mustaqîma al-sayri sa‘da al-athari
Watarun mâ fî-hi min ‘aybin siwâ          anna-hû marra ka-lamhi al-basari”

“Les nuits auraient couvert le secret de nos amours
 du voile de leur obscurité
si les fronts des belles semblables à des soleils
ne l’avaient révélé par leur clarté.
Les étoiles de nos coupes s’inclinèrent et s’effondra
Celle dont la démarche est si parfaite
Moments de désir qui n’ont d’autre défaut
Que celui d’être passés aussi vite qu’un clin d’œil
À l’instant même où nous goûtions le plaisir d’être unis
Le matin tomba sur nous comme une armée en furie
Et les étoiles filantes sur nous fondirent
À moins que ce ne furent les yeux des narcisses qui nous affectèrent.
Strophe 2

Ce sentiment de nostalgie et la conscience du temps qui passe imprègnent tout le poème. Le poète y réaffirme sa fidélité et réclame en vain le retour des moments de plaisir partagé jadis avec des compagnons. C’est sans doute cet aspect qui est la raison de la célébrité de cette muwashshaha. Un poignant cri de douleur d’exilé et d’amant abandonné donne à la quatrième strophe une dimension tragique :

Yâ uhayla al-hayyi min Wâdi al-Ghadâ    wa-bi-qalbî maskanun antum bi-hi
dâqa ‘an wajdî bi-kum rahbu al-fadâ         lâ ubâlî sharqa-hu min gharbi-hi
fa-a‘îdû ‘ahda unsin qad madâ                   tu‘tiqû ‘âniyakum min karbi-hi
Chers compatriotes de la vallée de Ghadâ
Mon cœur est une demeure où vous résidez
Ma peine m’a rendu étroit le vaste univers
Je n’en distingue ni son Orient ni son Occident
Rendez-moi le temps révolu d’une intime compagnie
Et vous libérerez de ses tourments un être affligé
Craignez Dieu et redonnez vie à un amant passionné
Qui se meurt et se consume souffle après souffle


Mais le poète sait aussi changer de ton et magnifier l’amour et la nature. Celle-ci n’est pas seulement un élément décoratif. Personnifiée, elle est prise à témoin et participe à la joie des amants. La troisième strophe donne à voir une petite scène très banale –des couples d’amants dans un jardin parsemé de roses où coule un ruisseau- mais qu’Ibn al-Khatîb anime humour et délicatesse :

fa-idhâ al-mâ’u tanâdjâ wa-l-hasâ      wa-khalâ kullu khalîlin bi-akhî-hi
tubsiru al-warda ghayûran barimâ        yaktasî min ghaydi-hi mâ yaktasî
wa-tarâ al-âsa labîban fahimâ               yasriqu al-sam‘a bi-udhunayy farasi

Alors que l’eau du ruisseau conversait en toute intimité avec les galets
chaque amant se retira avec sa bien-aimée
Tu verrais alors comment les roses mécontentes et jalouses
Se couvraient comme elles pouvaient pour cacher leur dépit
Et le myrte, compréhensif, intelligent et raffiné
prêtait son oreille si fine aux confidences  des amoureux”

Il exprime une conception du fin amor où l’amant accepte les sentences les plus injustes de sa bien-aimée. Ibn al-Khatîb, homme de pouvoir dans la réalité met en scène dans sa fiction poétique un amant totalement soumis. Cet amour que l’on nomme “ courtois ” a pris naissance en Espagne avant d’être repris par les troubadours occitans notamment. La sixième strophe est un résumé du credo des amants courtois d’al-Andalus :

In yakun djâra wa-khâba al-amalu    wa-fu’âdu al-sabbi bi-l-shawqî yadhûbu
fa-hwa li-nafsi habîbun awwalu          laysa fî-l-hubbi li-mahbûbin dhunûbu
amra-hu mu‘tamalun mumtathalu       dulû‘in qad barâ-hâ wa-qulûbu…”

Même s’il est injuste et déçoit l’espoir
d’un amoureux dont le cœur est consumé
il restera pour moi l’ami que je préfère
point de péché en amour, pour le bien-aimé
ses désirs sont des ordres et doivent être exécutés
par les poitrines et les cœurs qu’il a enchaînés.


Le mouvement soufi dont les représentants en Occident musulman comme Ibn ‘Arabî (Murcie1165-Damas 1240) ou al-Shushtarî (1203 ?-1269) utilisèrent le muwashshah et le zadjal. Ces deux genres de poésie en furent profondément marqués. L’influence du soufisme peut être observée chez Ibn al-Khatîb qui exprime dans les trois dernières un profond repentir et un retour sincère vers Dieu :

“ Soumets-toi, ô mon âme, à la volonté du Destin
et mets à profit ce qu’il te reste à vivre pour te repentir.
Cesse d’évoquer une période aujourd’hui révolue,
Passée entre reproches et réprimandes ;
Adresse-toi maintenant au Seigneur Maître de l’agrément
Qui, dans le Livre Suprême, trouva la voie du succès.”

Enfin, Ibn al-Khatib clôt sa muwashshaha par un thème amoureux profane dans une khardja  qu’il emprunte, comme la tradition le veut, à un illustre prédécesseur, Ibn Sahl (Séville, 1213-1251)[2]. Comme de tradition, il la met dans la bouche d’une “ jeune fille que la beauté a revêtu de ses parures. Elle a imité dans sa lettre et son esprit les propos de celui à qui l’amour fait dire” :
Hal darâ zabyu al-himâ an qad hamâ    qalba sabbin halla-hu ‘an maknasi
fa-hwa fî harrin wa khafaqin mithla-mâ   la‘ibat rîhu al sabâ bi-l-qabasi

La gazelle sauvage sait-elle qu’elle a pris pour gîte
Le coeur d’un amant passionné ?
Entre ardeur et tourments,
Il est comme une flamme dont se joue le vent.”

C’est par cette superbe image, qui confirme la totale soumission de l’amant à sa bien-aimée, que nous quittons à regret la compagnie d’un homme qui, malgré l’exercice du pouvoir, n’a jamais perdu sa verve de poète raffiné.

Merci de votre écoute.

Loja le 28 octobre 05.


[1] Nafh, VII, 11-14.
[2] Cf. E.I2, III, art. Ibn Sahl, p. 949.

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